jeudi 17 janvier 2008

LA JOCONDE



CHEF D'OEUVRE / À CHACUN SA JOCONDE...


Souvenez-vous. C'était en 2005, et le très sérieux magazine britannique The New Scientist proposait l'étude « d'un tableau » basée sur un logiciel de reconnaissance des émotions corporelles. Soumise aux détecteurs de sourire retenu, d’excitation rentrée, d’enthousiasme parfaitement réservé... la machine permit cette proposition que cette... Monna Lisa aurait été... à 83% heureuse, à 9% écœurée, à 6% craintive et à 2% en colère... Et vous n’imaginez pas le trouble causé par une telle nouvelle dans les milieux artistiques et la presse spécialisée de l’époque ? Heureuse... oui, une Monna Lisa plutôt heureuse donc ! Un scoop ! Une nouvelle en première mondiale ! Cette Monna et son bonheur tranquille bien visible grâce au rebord de sa lèvre inférieure. Monna Lisa et cette sérénité absolue affichée sous son voile discret. Un voile... L’élément presque invisible d’une étoffe de gaze, peinte le plus discrètement qu’il fut possible de le faire sur le visage d’une mère épanouie de son époque. Oui, une Joconde et son sourire « voilé » le plus célèbre du monde, mise à nu par le pouvoir de quelques algorithmes avant-gardistes, qui permirent au moins de prendre en défaut cette thèse odieuse d’une « Madame Lisa » arrangée sous les traits peu glorieux d’une simple fille de joie.

L.H.O.O.Q. / 1930 © MARCEL DUCHAMP


Monna Lisa détournée pour une marque de cosmétique

Car on dit sur le sujet que Monsieur del Gicondo se fut senti si outragé face au front si ostensiblement dénudé de sa femme, qu'il refusa tout net le tableau commandé. Sottises bien-sûr, balivernes d'expert ! "Heureuse, écœurée, craintive et un peu en colère aussi ! » Un concentré d'humeurs contradictoires et tout à fait capital pour la perception de la condition féminine dans la société occidentale de ce début de XVIe siècle à Florence. Une condition... l'état psychologique d’une femme-icône immortelle révélé par le sourire mystérieux d’une certaine "Lisa del Giocondo". Lisa... Car c'est aujourd'hui officiel : L'énigme de la Joconde n'est plus. La grande affaire de l'oeuvre picturale la plus photographiée de la terre a vécu. Depuis quelques heures, l’information transpire sur tous les fronts. « Lisadel Giocondo », née Lisa Maria Gherardini, le 15 juin 1479 à Florence et épouse du marchand de soie Fransesco del Giocondo. L’affaire, oui... la grande affaire du portrait star de Léonard est dorénavant bel et bien pliée depuis que le directeur de la plus vieille université d’Allemagne (l’Université d'Heidelberg) s'est fait l'écho de la découverte de notes écrites en 1503 par un fonctionnaire florentin, Agostino Vespucci, dans les marges d’un incunable conservé à la bibliothèque et qui permettent de confirmer l’identité de cette chère Mona Lisa. L’affaire serait aujourd'hui sans appel depuis que cette découverte vient en effet confirmer une première source livrée par l'italien Giorgio Vasari (1511-1574). Sacré Léonard ! Et dire que certains experts avaient été jusqu’à voir en cette énigmatique Monna, les traits dissimulés du plus grand maître de la renaissance en personne, oui... ce génial portraitiste et bien d’autres choses encore de Léonard de Vinci. Cette Monna sans cils, sans sourcils... totalement dénuée de pilosité faciale... (ce qui fit dire à un savant du XIXe siècle que la dame en question aurait aussi pu être ... un homme. Ce qui permit à d’autres d’avancer qu’elle pu être plutôt un authentique androgyne). Ce qui fit dire à beaucoup, tellement de choses...

La Joconde 1503-1507 /© LÉONNARD DE VINCI.( huile sur panneau de bois de peuplier de 77 x 53 cm)


Bref, tout a été dit sur la Joconde ou « trop » plutôt. Qu’elle aurait par exemple été atteinte d’une sorte de paralysie rarissime connue aujourd’hui sous le nom de syndrome de Monna Lisa. Atteinte à coup sûr d’épilepsie, de stress ou de névroses obsessionnelles.... La Joconde, dérobée en 1911 et retrouvée deux ans plus tard au milieu d’une multitude de copies plus "authentiques" les unes que les autres. Monna Lisa del Giocondo, un peu « en colère »... dont certains purent d’abord penser qu’elle fut peut-être cette Isabelle d’Este, Catherine Sforza princesse de Forli ou une favorite de Julien de Médicis, qui sait ?... Un portrait, mille visages possibles, le vôtre peut-être ? Allez savoir ! Car Léonard en sa demeure d’explorateur exceptionnel de la belle nature humaine, l'inventeur du sfumato tout à sa conquête du monde visible, pousse l’épreuve du spectateur à ce qu’il doive s’interroger sur lui même, sur sa propre certitude, sa propre sérénité, sa propre mélancolie... ou comme l’écrit E.H. Gombrich : « C’est une expérience intéressante que d’essayer d’oublier ce tableau, ou ce que nous croyons en savoir, et de nous efforcer de le regarder comme si personne ne l’avait fait avant nous ». Un portrait, le portrait parfait, le summum de la finesse artistique qui annonçait déjà la rupture avec le monde ancien (son ignorance érigée en pouvoir exorbitant).
Une peinture moderne... et voyez la comparaison avec cet Ucello magnifique ou ce géant de Botticelli en cette fin de quattrocento.

La naissance de Vénus (détail) 1484-1485 / © BOTTICELLI

Cette vision du monde, sublime, mais figée, statufiée face à l’arrogante fluidité, ce mouvement possible des yeux, ce modelé si vivant, les vigoureuses inventions du dessin de Léonard. Léonard, "l'artiste", "l'auteur"... Léonard, qui perçut cette idée le premier, qu'il ne faudrait donc rien finir tout à fait d'un travail commandé, dans l'espoir qu'on accepta de son talent qu'il fut celui d'un "artiste" justement ! -Une nuance, un concept entièrement neuf pour un peintre, provocant pour l'époque- plutôt que celui d'un simple artisan, même le meilleur de son temps. Et ce afin d'escompter du monde des arts qu'il puisse reconnaître le peintre et sa facture, "son style", comme possible locataire "moral" de la maison sacrée. Aussi, voilà toute l'histoire, toute la tactique du savant artiste De Vinci : Ne pas accepter de terminer sa commande équivalait pour lui à ne point se donner d'idées de se vendre, condamnant cette transaction vulgaire au profit d'une reconnaissance bien plus grande, "cérébrale" plutôt que manuelle... de son "atelier".



Digression vidéo (morphing) de 500 ans de portraits féminin en passant par celui de Monna Lisa
Philip Scott Johnson



Monna Lisa... "Heureuse, écoeurée, crantive et en colère" ! Et qu'aurait-on pu dire alors à propos des vierges de Leonardo, la vierge à l'oeillet, celle aux rochers ? Qu'aurait bien pu dire une "machine" à propos de cette belle ferroniere ? Et encore... Qu'auraient pu nous révéler le balayage électronique, les scanners 3D à propos de ces escarpements, de ces hauteurs, ces montagnes omniprésentes dans l'oeuvre du maître de la renaissance ? Car il faut se rappeler qu'en ce temps où Léonard, contemporain de Magellan ou de Vasco de Gama, rejoignait la France, Ambroise et la cour de François 1er -un temps propice aux horizons planes et point trop encombrés d'édifices naturels insurmontables- cette roche, ces reliefs "maudits" ne faisaient guère l'affaire de grand monde, fussent-ils ceux d'Anchiano, le village natal de l'artiste. Pire... Représenter ces tourments de la terre par le procédé récurrent du symbole montagnard, aurait certainement pu constituer un crime au même titre que la représentation d'un monde un peu trop rond pour les goûts du clergé affairé par ailleurs à sauver les meubles en plein retour du platonisme et de ses savantes lumières antiques.

Double Joconde, 1963 (sérigraphie) / © ANDY WARHOL

un détail, me direz-vous. Peut-être, mais pas seulement, si l'on considère le caractère absolument politique de la représentation d'une de ces "cathédrales" de pierre naturelle dans l'imagerie généralement plane des paysages autorisés de l'époque. Ces deux chemins sinueux, clairs et dorés comme l'épiderme du portrait, deux "preuves" réparties de part et d'autre du visage, tentent à faire remarquer les temps qui changent, cette "révolution" qui s'opère en toile de fond d'une sérénité délibérément affichée sur le sourire de Lisa. Un contraste élégant, toute une féminité naissante ou retrouvée. Une Joconde humaniste, "montagnarde" et romantique bien avant l'heure de ce cher monsieur Rousseau. Une jeune Monna Lisa, toujours prète à en découdre avec les idées réactionnaires depuis 500 ans déjà. Un véritable chef d'oeuvre d'idées neuves et symbole de la libre expression. Oui, une Joconde combattante au lieu de Monna lisa fragile, malade... comme certains experts scientifiques avaient voulu nous l'enseigner. Monna Lisa, pas tout à fait « la plus belle femme du monde »... mais la plus parfaite des muses et peut-être d’abord pour la femme elle-même et sa condition féminine. « Quel malheur que d’être femme ! » dit Kierkegaard. « Et pourtant le malheur quand on est femme est au fond de ne pas comprendre que c’en est un ». La joconde, comme une icône-miroir, réceptacle de toute une palette de sentiments inaliénables pour s’affranchir du temps qui passe.
Un véritable chef d'oeuvre politique vous disais-je.

Néon™

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La Joconde au Louvre