vendredi 7 mars 2008

FRÉDÉRIC PAJAK



LITTÉRATURE - DESSIN


"J'avais vingt-deux ans, pas un sou en poche. Je dessinais, j'écrivais, ou plutôt j'écrivais où je dessinais, je ne sais plus..."


RENCONTRE / FRÉDÉRIC PAJAK – AUTOPORTRAIT

« Enfant, dans l’hôtel de famille qui fait boucherie, dans un village d’Alsace, le trot d’un cheval me réveille à l’heure de la sieste. Je me lève, l’observe par la fenêtre : il chie sur les pavés de la cour. Cela dure une éternité. Tout à coup, le boucher entre dans ma chambre, me prend dans ses bras, me conduit dans l’arrière boutique. Là, il me penche sur une lourde baignoire remplie d’eau où baignent des dizaines de cervelles de cervelles d’agneau ensanglantées. Tout ce que j’ai vu depuis, et qui tente de se substituer à ce crottin et à ces cervelles, me paraît superflu. C’est ainsi : chacun fabrique ses yeux avec sa folie, son gentil bonheur, sa petite honte. » L’autoportrait de Frédéric Pajak commence comme ça sous un dessin au trait, juste après la photo noir et blanc d’un enfant appuyé sur une couverture en papier glacé, un close up. « L’autoportrait n’est pas qu’une copie de soi-même. » écrit le dessinateur à propos de Michel-Ange. « Il est une manière de diagnostic qu’aucune littérature ne peut supplanter, qu’aucune musique ne peut improviser. »


Le dessinateur, l’écrivain, le directeur des cahiers dessinés... était à Besançon, invité par la librairie Camponovo pour parler de son Autoportrait.

L’homme est assis face au public, les orbites enfoncées ; une sorte de sourire réticent qui lui sort par la vue. Le type n'est pas vraiment coiffé, un costume noir aux coutures blanches ultra voyantes faites exprès ; des chaussures de sport gris clair à la mode au pied du beau costard ; les talons en l’air, en éventail, les orteils appuyés en dedans comme le font souvent les écoliers gênés sous leur pupitre. L’entourent deux jeunes femmes qui l’interrogent, émues comme le reste du public, embarrassées de mille précautions. C’est le jeu, la foire aux questions. La salle est pleine à craquer, Pajak... répond par bribes, ne s’aide jamais de ses mains pour ajuster la structure indécise de ses phrases. De la haute couture intériorisée, mais l’artiste n’est pas habitué aux podiums, un défaut admirable. « Peut-on parler d’autofiction dans votre travail ? » C’est la jeune fille à droite de l’écran qui pose la question notée au stylo sur une feuille de bristol. Pajak bouge enfin ses deux épaules en même temps, prenant soin de garder la tête droite pour éviter de rompre avec la consistance de sa chorégraphie contenue. « Autofiction... Je ne sais pas ce que ça veut dire ? Je ne sais pas à quoi ça fait référence, un de ces termes encore, qui limite forcément. » « Le cinéma... ? l’autre jeune femme déplace doucement le sujet, défroisse lentement le sourcil gauche redressant ses notes, elle se lance, cambrée : « Des dessins, des photos, des textes alternés. En vous lisant, on pense à un montage... Est-ce qu’on peut rapprocher votre travail d’une œuvre cinématographique ? » « Oui, j’ai toujours pensé que les dessins pouvaient correspondre à la bande son, et les textes à la mise en image d’un film ». Pajak se fait plus moelleux, il sourit. Pajak déteste la BD qu’il qualifie « d’objet pour adolescents attardés », mais adore les story-boards de cinéma.


L’Humour... La conversation préférée de Pajak, le type en abuse dés qu’il trouve le moyen d'en passer par là. (Oui, je sais, le procédé peut paraître déplacé, importun, en total désaccord avec l’idée qu’on doit absolument se faire des gens quand ils écrivent des trucs, des « farces » géniales avec du noir si fort à toutes les pages ; des gens forcément tristes, mélancoliques plutôt, ce qui n’est tout de même pas la même chose ! Des gens « glauques » et leurs yeux rentrés pour éviter de répandre les trop plein de sentiments à la face des autres). L’Humour... Une biographie de Joyce écrite à la première personne avec son ami Yves Tenret en 2001 (ce souvenir que leurs pères se furent tous deux prénommés Jacques et sont morts dans un accident de voiture). L'humour... la dérision de Joyce. L’histoire d’un bus... comment vous dire... « Je dessine » dit Pajak, « parce que c’est difficile de dessiner, je trouve ça assez laborieux, je n’ai jamais vraiment su. Regardez cet autocar par exemple... ». La quarantaine de personnes présentes dans la salle suivent un geste du doigt esquissé par l’auteur vers une sélection de dessins originaux accrochés à la mezzanine. (je lis 900 euros sur une plaquette recensant la liste des objets à vendre). « C’est compliqué de dessiner toutes ces fenêtres. Je crois que j’étais à Turin », dit Pajak... (Mais peut-être confond-il, peut-être veut-il plutôt parler de Dublin ?!... Peut-être pense-t’il à cette histoire de chauffeur de bus qui filait sans préméditation dans la nuit irlandaise vers la tour Martello (les premières pages d’Ulyssse). Cette étrange notion de la vérité encore... « J’étais assis à la terrasse d’un café avec un cahier, de l’encre et des pinceaux. J’ai dû commencer à lire un journal et partir d’une image d’autocar, une simple photo dans le journal ». (Et peut-être avait-il raison, peut-être ne confondait'il pas Dublin et Turin... Nietzsche n'avait-il pas perdu la raison à Turin ? tout le monde sait ça !) Le type poursuit : « C’est très dur de dessiner un autocar, vous savez ! C’est très compliqué. J’ai utilisé cette simple photo et je l’ai falsifié, voilà. » Les gens rient, un silence juste après, net. Il rajoute : « Les enfants aiment beaucoup dessiner des autocars, des voitures... Mais ça ne dure pas très longtemps ». « Je me suis intéressé à l'alcoolisme de l'auteur d'Ulysse, la tragédie de sa vie de famille » (Sait-on que chez les Joyce, on est alcoolique de père en fils ? Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Son génie pour la saoulerie fut sa véritable patrie.). Deux heures presque sans un mouvement superflu. Pajak parle, tient son rôle dans les tons sombres, toute une gamme de nuances ténébreuses, glisse sur Nietzsche, Apollinaire, Proust aussi. Tout le monde a bu juste après. Oh ! pas plus qu'il n'en faut pour délier les langues et quoi qu'il en fut de celle quelquefois absconse d'un Pajak hors cadre. Il faisait tellement noir cette nuit-là. Vous êtes passé juste sous le portrait de Victor Hugo, dessinateur lui aussi, comme vous disiez qu’il fut tellement de traceurs de sentiments égarés sous le poids de tout ce qu’on préférait retenir d’une manière générale pour éviter de parler du reste. On a traversé la place Granvelle... Il était tard déjà. Les platanes encore tièdes d'une chaleur espagnole déprimée sur les murs immobiles. Tout est rentré dans l’ordre après le dessert et un café serré. Topor, Reiser, Nietzsche, qui sais-je ? Un corps d’humanité fracassé dans le noir épais d'un rêve falsifié. C’était bien. « Tout peut bien disparaître » disiez-vous... « et tout disparaît si bien ».
Néon™


AUTOPORTRAIT - P.41 / FRÉDÉRIC PAJAK / ÉDITIONS L'ARBALÈTE GALLIMARD

AUTOPORTRAIT - P.11 / FRÉDÉRIC PAJAK / ÉDITIONS L'ARBALÈTE GALLIMARD

"Écrire sur soi comme on peidrait un autoportrait, c'est tout sauf s'attacher à sa biographie, se perdre dans des confessions ou exhiber son journal intime. Néanmoins, cela tient d'une nécessité comparable : forcer la lumière, et l'ombre donc - et toute l'ombre d'abord. L'idéal serait de pouvoir se mentir à soi-même avec tant de justesse qu'à la fin de sa propre comédie, dans les débris du décor en toc, surgisse non pas la vérité vraie, mais son feu follet, dansant entre les phrases pulvérisées en forme d'aveux." AUTOPORTRAIT (EXTRAIT) P.94 FRÉDÉRIC PAJAK ÉDITIONS L'ARBALÈTE GALLIMARD.


"J'aime pas la B.D."
Film réalisé le 6/03/08 à la librairie Camponovo/Besançon






Frédéric Pajak est né en 1955 dans les Hauts-de-Seine
Il a reçu le Prix Michel-Dentan 2000
Il dirige la collection « Les Cahiers dessinés » aux éditions Buchet-Chastel


- En avant pour la subjectivité / 1979
- Le Bon Larron / Bernard Campiche, Editeur, Roman,1987
- Les poissons sont tragiques, 1974-1989 / Kesselring 1989
- Le cahier de la Rue Oudinot / Les illusions 1996
- Martin Luther, l'inventeur de la solitude / Editions de l'Aire 1997
- L'immense solitude / PUF 1999
- Le chagrin d'amour / PUF 2000
- Nervosité générale / PUF 2001
- Humour /PUF 2003
- Nietzsche et son père / PUF 2003
- Mélancolie / PUF 2004
- Les mots des cimes / Regards du monde 2004
- La guerre sexuelle / Gallimard 2006
- J'entends des voix /Gallimard 2006


AUTOPORTRAIT de FRÉDÉRIC PAJAK - ÉDITIONS L'ARBALÈTE GALLIMARD.
CHEZ CAMPONOVO