mardi 28 octobre 2008

NÉON™ ET SA BOITE À SOUVENIRS - I




LA BOITE À SOUVENIRS / I
C'est le seul souvenir matériel tangible qu'il me reste de cette époque. Une photographie prise dans les parois des gorges du Verdon.


Ça doit faire à peu près huit ans... Je crois qu'on ne s'était plus revu depuis, disons... ce moment fatidique où l'on est censé comprendre qu'une certaine vie d'adulte doit dorénavant couper court à l'instinct déraisonnable d'avancer droit devant soi sans dévier d'un pouce quelle que soit la somme d'obstacles hissés sur son chemin, cette capacité juvénile d'imaginer les plus improbables lignes droites tirées rien que pour soi et dans toutes les directions du monde sensible. Je travaillais encore comme journaliste et réalisateur free-lance à Paris, je revenais d'un long séjour assez pénible en Himalaya et je préparais du matériel plus léger pour un tournage hétéroclite en Afrique équatoriale. Un voyage chez les pygmées, des fêtes rituelles chez les simba, les massango, un portrait de Kate Abernety (une primatologue paumée au milieu de la jungle et qui comptait les populations de mandrills avec un accent écossais à couper au couteau) le souvenir d'un moment exceptionnel avec le professeur de botanique tropicale Francis Hallé (le type qui volait en dirigeable au-dessus de la canopée) l'inventeur, l'auteur des missions "Radeau des cimes". J'avais croisé un tas de gens déjà... enregistré quelques morceaux de la vie de toutes sortes de gens. Un sacré beau tableau, je te raconterai... Une prédelle d'humanité anecdotique ou considérable, sans préférence hiérarchique de ma part. Chaban, Nicolas Sarkozy, Arnaud Montebourg, le colonel Rol-Tanguy, Gérard Boyer dans ses cuisines, le professeur Boris Cyrulnik, Nicolas Hulot, Arlette Laguiller, Le Pen, Jean-Marie Pelt ou Françoise Verny... Des acteurs français, Claude Lelouch, des flics allemands, des intellos indiens, un ministre lituanien, un vieux photographe iranien, des écrivains à la mode, des coureurs automobiles, un champion olympique, plusieurs... des skieurs de fond, un plongeur de combat breton, un gourou, des mecs armés jusqu’aux dents sur une frontière de l’Est, les mêmes un peu partout sur les routes de l’ex-Yougoslavie, au Kosovo... des journalistes un peu cons dans leurs gilets pare-balles à vingt heures, des rédacteurs en chef, une pute qui changeait de nom tous les jours, des mineurs au chômedu qui votaient facho sous la photo de Jaurès, un vendeur de poissons rouges à la sauvette, Miss France, plusieurs..., quelques filles assez gentilles pour m’aider à décompresser.


NÉON™ 1987


NÉON™ SUR LE TOURNAGE DES "NOUVEAUX MONDES/FRANCE 2" /1999


On s'est croisé entre le rayon chapeaux brousse du Vieux campeur et une sorte de restaurant chinois sans aucun caractère particulier quelque part entre la Sorbonne et Jussieu. Il était tard. Je prenais un avion le lendemain, il faisait un peu froid je crois. Mon pote. Mon vieux "compagnon de cordée" comme ça se disait encore dans les bouquins de Frison Roche. Ensemble, nous avions parcouru des dizaines de parois un peu partout en France. On faisait du stop pour ne pas gaspiller le peu d'argent de poche dont nous disposions à la faveur de quelques jobs sans intérêts. On roupillait à la belle tout l’été et quelquefois l’hiver aussi ; on s'imaginait une vie formidable, une vie d'alpiniste ou de marin libre comme l'air, une vie de bouquin ; on écumait les bars surtout ! C'était il y a longtemps maintenant. On avait vingt ans. C'était juste avant que je ne devienne reporter faute d'avoir appris un vrai métier à l'école, juste avant que j'écrive un tas de trucs convenus dans les journaux pour gagner ma vie comme l'aurait voulu mon grand-père qui détestait quand même les flics à peu près tout autant que les communistes et les fouteurs de merde de toutes sortes ; juste avant que je ne commence à faire des films pour les autres et puis de réussir aussi à tourner les miens (quelques bandes documentaires, pas grand-chose en réalité). Juste avant que tout ne doive s'arrêter dans un cadre de télévision plutôt restreint d'une grande chaîne publique, parce que tout doit forcément s'arrêter un jour, c'est comme ça ! les grandes histoires de cinéma... les rêves d’écrans larges, la liberté de gravir des sommets au rythme de ses colères effrayantes, l'idée que tout dure toujours, les pentes folles, les abîmes ; les mille manières de se jeter dans le vide pour réussir à garder la tête hors de l'eau... la folie de penser que rien ne doit jamais s'arrêter des sublimes instants critiques !

On s'est recroisé comme ça. Vingt ans plus tard ou à peu près, je n'ai pas compté. Rien n’était prévu. Une pure coïncidence. Rien n’avait changé des vieilles habitudes qu'on avait prises de se parler d'un tas de choses hétéroclites, nos manières très sérieuses d'essayer de tout comprendre sans jamais réussir à rien expliquer du mouvement de la lune. On s’est raconté certains de nos souvenirs en commun, nos beuveries dans les bars, avant de se dire des trucs un peu banals sur nos familles respectives. On a peut-être évoqué Gainsbourg. sûrement ! L’homme à tête de chou, les dessous chics, Bonnie and Clyde... des amis en commun, toute une bande de gens dont on avait perdu la trace dans la panique du temps qui passe. Je ne me souviens plus s'il était convenu de se revoir un jour ? Avions-nous pris rendez-vous pour une date précise ? C'est un mec, disait un autre mec dans les années quatre-vingt... il me manque un peu.


ERIC BOEGLIN DANS "JE SUIS UNE LÉGENDE" 7a, FALAISE DE L'ESCALES - GORGES DU VERDON


C'est le seul souvenir matériel tangible qu'il me reste de cette époque. Une photographie dans les gorges du Verdon. C'était vers la fin de l'après-midi au printemps, ou à l'automne, avant ou juste après que je ne me sois marié, je ne suis plus capable de me rappeler ce détail. Je me souviens par contre de chaque aspérité ou presque, d'un ciel magnifique. Des couleurs à la dérive, la magie, l'attraction d'un paysage unique au monde. Nous avions tenté à tour de rôle de comprendre l'enchaînement logique d’un certain nombre de mouvements précaires à plus de 300m du pied de la paroi. Je me souviens qu'Éric l'emporta aisément contre moi ce jour-là. Une sacrée belle longueur d'avance, le salaud !


Vous n'imaginez pas le temps qui passe et qui ne change rien aux souvenirs. J'en ai toute une boite. Une qui jaunit. Une grande boite qui rétrécit avec la pluie.