mercredi 15 juillet 2009

LE COUP DE CHAUD / XXIII



(ROMAN EN LIGNE)
LE COUP DE CHAUD
-23-



Un roman... et c'est évidemment Tony™ qui s'y recolle ! Sacré Tony ™ ! Un roman... ou une somme de lignes superposées au mouvement de l'air ambiant. Un de ces procédés écologiques pour dire la couleur verte qui lui coule dans les yeux au lieu d'une industrie lourde incapable de le distraire vraiment. Un roman... disons plutôt une correction à la volée d'un vieux manuscrit laissé pour compte par faute de temps, l'été 2003. Le coup de chaud... où ce qui arrive à force de prendre des douches froides au travers du cadre strict d'une météo de merde. Le coup de chaud ou une façon de décliner un paquet d'histoires anciennes, des engrenages, la mécanique rouillée des passions en retard. L'effort illuminé d'en découdre avec ses vieilles leçons de voyages, les malles défaites un peu partout dans le coeur de gens admirables et réconfortants. Le coup de chaud... comme on dirait : de La poésie, le cinéma... un tas d'emmerdements à la fin.


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CHAPITRE 11
POST COÏTUM ANIMAL TRISTE
(SUITE)




Une différence de plus de 6 heures...
J’avais moi-même essayé de faire le calcul : Entre 6 et 7 heures d’écart entre les deux versions. Exactement l’intervalle, entre le moment où le module Eagle s’était posé ce 20 juillet 1969 entre 21 et 22 heures, heure française et le premier pas de Neil Amstrong sur la lune à 3H56 du matin le lendemain... 21 juillet.
Un peu plus de 6 heures d’écart entre l’atterrissage du LEM et la sortie « historique » du premier homme de son module décoré d’un beau papier d’alu. Entre 6 et 7 heures... Soit très approximativement aussi, le décalage horaire entre la France et Cap Canaveral en Floride. J’avais tenté de recadrer mes calculs en temps universel codé. L’histoire de tout parfaitement vérifier, l’histoire que tout colle parfaitement.

20:17:39 UTC, le 20 juillet 1969 pour l’atterrissage, et 02:56:15 UTC, le 21 juillet 1969 pour la première empreinte du premier homme sur la lune. Soit un différentiel de 6H38’36’’ calculé en unités de temps mondial, ce qui bien sûr, ne changerait absolument rien au problème posé ici.
Qu’avait-il bien pu se passer pendant ce laps de temps d’un peu plus d’un quart de tour de terre sur elle-même dans la nuit du 20 au 21 juillet 1969 ? Je commençais de rassembler les morceaux ; quelques bribes difficiles à recoudre, mais le puzzle finissait tout de même peu à peu par prendre forme.

L’agent de la force publique à la retraite avait continué de me parler de cette journée du mois de juillet où Tony avait vraisemblablement prémédité sa rencontre avec Antoine, mais tout en évitant d’aborder cette vraisemblance. Tony, ça ne faisait toutefois plus aucun doute, avait dû guetter le retour du reporter en toute connaissance de cause, n’ignorant rien du jour, ni de l’heure où ce salaud s’était engagé de réapparaître dans son uniforme de héro rescapé du Vietnam dans le seul but de rejoindre Marie. Jules en fut persuadé le premier, à partir de quelques indices récupérés au hasard de ses investigations concernant la mort de son père. Un carnet de voyages découvert, soigneusement étiqueté dans un rayonnage de la cave. En réalité, plusieurs tomes de la vie d’Antoine classés par matière et rassemblés sous l’aspect d’un nombre assez conséquent de cahiers d’écolier.

Lorsqu’il était entré exsangue, dans sa silhouette errante, le visage affreusement triste et tirant d’interminables bouffées d’une sorte de fumée jaune aux fragrances d’épices dans l’encadrement de la porte d’entrée ; Tony n’avait d’abord pas bougé, juste un tintement de voix répercuté sur le zinc avec la consistance du verre cassant(X). Cette espèce de nausée dans la gorge et l’intestin noué. Antoine s’était alors assis à l’endroit prévu, une chaise haute, la plus proche de la fenêtre, juste à côté d’où Tony s’était déjà posté depuis plusieurs heures pour être sûr de ne pas rater cette sacrée putain d’enfant de salaud. Une attente interminable.

-X- Peut-être une allusion encore, à cette lumière de l’orchestre debussyste aux commandes des interludes symphoniques d’un Palléas et Mélisande sombre, tragique et fluide comme de l’eau ? L’époustouflante texture cinématographique de l’œuvre, le renouvellement constant des motifs, cette singularité du timbre instrumental dans la partition.

Marie aimait les rouges qui claquaient, la lumière dorée prête à s’éteindre d’un seul coup dans les pourpres... mais n’aperçut pas Tony sur le point de disparaître derrière le grand tilleul estropié. Une bande de moineaux battaient de l’aile sous le couvert des abords du canal, sans un cri. Deux tourterelles turques faisaient le mur du jardin de l’Hospice en s’envoyant des baisers fanés sur la nuque. Des tarins grégaires disputaient des akènes d’aulnes aux verdiers sur le point de déménager vers la mer. Tout dans l’air et sur terre semblait vouloir se cramponner une dernière fois au silence contracté de l’automne. Marie, fit plusieurs fois le tour d’un tronc creusé par la foudre. Un platane... ou peut-être ce qu’il restait d’un hêtre agressé par le ciel ? Pour finir, elle se détermina pour l’idée d’un érable au charme fou à cause d’un tapis de samares cramoisies que le vieil arbre portait à son pied. L’idée l’obsédait. Pourquoi cette lettre, ce papier impeccable, écrit à la machine ? Au lieu des mille mots tendres qu’Antoine avait pris l’habitude de lui faire parvenir, dessinés sur des pages de journaux découpés, à l’arrière des billets de transports usagés ou dans le détail des notes de frais d’un tas de bouis-bouis exotiques... Des lettres comme autant de petites madeleines de voyages tropicaux. Marie en avait remplies toute une boîte à chaussures, rangée dans le vieux sac en toile qui contenait sa robe de mariée. Une lettre... la première depuis des mois. Tony guetta sa femme encore un moment depuis le porche déguenillé de l’hôtel du Petit Louvre à l’angle de la rue Boucherat. Un ancien relais de poste et ses figures grotesques peintes au XVIe siècle sur les ruines d’une demeure moyenâgeuse ayant appartenu à Henri de Poitiers plus connu sous le nom de Sir de Lusignan, roi de Chypre et de Jérusalem. Un membre d’une des plus nobles maisons de France, et descendant (comme toutes les grandes familles françaises s’en étaient toujours réclamées, comme elles se réclament toujours de tout...) de cette bonne Mélusine, princesse d’Albanie exilée sur l’île magique d’Avalon par la faute de son père, avant d’être sérieusement discréditée par l’église chrétienne au prétexte d’une imposante queue de serpent portée par la dame, juste sous la hauteur du nombril. Une jeune et gentille fée des fontaines, transformée en dragon volant par un catholicisme complètement déjanté. La jeune femme reprit sa respiration avant de synthétiser la multitude d’indices censés la guider. Tony guettait encore la silhouette de sa femme lorsque qu’elle avait fermé les yeux en respirant le lit d’un paquet de feuilles rougeoyantes au pied du platane (disons plutôt un érable, et ce, pour que l’affaire soit réglée une fois pour toutes entre nous concernant ces marques du décor, de simples repères dans le paysage). Elle s’était ensuite approchée du tronc ciselé sans que Tony ne réussisse à deviner le trajet de l’extrémité de ses doigts, en surimpression d’une multitude de sillons ébarbés, mille stries convalescentes recouvertes de passions sincères et enflammées. Marie s’était avancée très près pour murmurer les mots tendres enfermés dans les labyrinthes de ses mains. Juste un effleurement sur l’écorce à l’endroit d’un « H » gravé avec force, et de la figure d’un cœur qu’on devinait tracé tout autour. Marie refit les mêmes gestes comme un rituel, déplia doucement, encore une fois le papier machine d’aspect blanc brouillé d’infimes lacis bleus. Plus tard, elle s’était demandée de quelle manière une simple lettre frappée d’autant de caractères contraints, aurait bien pu constituer l’aube d’un pressentiment, l’intuition, juste, qu’elle ne reverrait plus son cher Antoine. Plus jamais. Mais pour l’heure, la petite bonnetière payée à la pièce chez Poron (« la fille des extras » comme on l’appelait aussi dans l’atelier de passementerie spécialisé dans les franges et les liserés d’apparat grâce auxquels Marie tentait d’arranger les fins de mois difficiles), s’en teint encore à cette idée, cette occasion unique, d’une belle balade à l’autre bout du monde ; un projet d’expédition touristique formidable au bras de son jeune et beau reporter, son cher Antoine, son seul amour, son chéri... loin, très loin de ses occupations de dentellière sans consistance des après-midi de relâche et de sa vie de femme mariée sans issue...

...un beau voyage entre la mer de Chine et l’Océan indien ! Hanoi, le Fleuve rouge, la baie d’Along, le Col des nuages, Dalat, Sa Dec... et puis Rangoon, Bangkok, Jakarta, Manille...

Oui, une sacrée virée !

Marie voulut aussi se souvenir de la séance photos pendant laquelle Antoine l’avait prise dans sa robe rose. Un rose mat et laiteux, usé dans les tons chair. Le genre de rose, pressé sur les justaucorps de ballets (le décolleté bateau du modèle classique à bretelles en matière extensible), les cache hanches, négligemment ajustés par-dessus ; une paire de ballerines fabriquées selon la technique du cousu retourné, et ses lacets en satin noués autour de la cheville. Un rose Repetto™ de style néoclassique, mais qui ne donnait rien de très extraordinaire sur les tirages en noir et blanc. Pour ma part, et par analogie sûrement, je songeais au même moment à une image de Cornell Capa (le frère de Robert... et photographe aussi. Pour le dire carrément : sacrément doué ! En vérité, le plus talentueux des deux, bien qu’effacé par le côté « immortel » du frangin, l’aîné ; mort quand même en plein reportage, éparpillé sur une mine et reconstitué ensuite sous la forme d’innombrables publications, expositions et documentaires par la suite). Une célèbre prise de vue au grand angle dont il m’arrive de vouloir recadrer mentalement le plan d’ensemble, conformément à l’angle focal de mon propre trouble intérieur. Quelque chose de plus intime, de plus profond dissimulé sous la surface de cet instantané réalisé en 1958 à l’école du Bolchoï, et montrant trois jeunes ballerines prises de dos pendant l’exercice d’une attitude à la barre. Des lignes de force moscovites, douées d’un mystérieux pouvoir d’attraction. La lumière, bien sûr... L’éclairage naturel du dehors qui attaque la scène de biais. Un contre-jour de trois quarts, plongeant avec raideur sur les parures d’entraînement échancrées. Trois grâces au physique superbe, irisées d’un soleil de plomb derrière leur rideau de fer... Autrement dit : Trois nymphes d’origine soviétique sévèrement contrôlées... soumises aux principes de l’impression naturelle qu’une telle idée pouvait produire sur un étranger de l’Ouest à cette époque d’une coexistence à peu près pacifique entre les deux camps. Une trêve de courte durée. Mais là n’était bien évidemment pas l’essentiel. Car à la vérité, c’est cette fille... (où devrais-je dire : la figure, l’idée même d’une fille, le symbole absolu de l’image qu’on s’en fait !) Une... désignée d’office parmi trois silhouettes alignées dans la trajectoire d’un immense miroir de travail doré à fronton. Celle, la première qui attire l’oeil juste à gauche en entrant ; celle qu’on remarque peut-être à cause de son port de bras, l’épaisseur de sa taille, ou encore du mouvement de tissu imprimé sur la fesse par sa jambe libre lancée en arrière ; cette jeune ballerine dont le reflet du visage est le plus flou dans la grande glace du fond. Cette fille plutôt que n’importe quelle autre fille au monde, à cause de je ne sais quel détail particulier qui me caresse l’esprit chaque fois que je la regarde... Un détail (le punctum disait Barthes dans sa Chambre claire). Ses cheveux lisses peut-être ? Noirs, formées en couettes plutôt courtes et tirées vers l’arrière débarrassant la nuque de toute protection superflue. Un détail, comme l’étroite nervure tracée sur son dos, nu ; une rayure intime sans terminaison nerveuse apparente, croisant les agrafes d’une lingerie en dentelles tendue aux épaules par de fines bretelles de soie. Une échine de corps de ballet soviétique, sa ligne de jonction qui disparaît sous un tissu noué autour de ses reins. Une armature solide et délicate à la fois, fendue au milieu par la poupe.
Oui, ce détail, « maritime », sûrement. Je ne sais pas. Le détail d’un soutien gorge de jeune fille, agrafé dans son dos et à l’origine de mon cœur chaviré.

C’est « le fantasme »... disait ce même Roland Barthes(X), qui doit toujours déterminer le sens du voyage. Le fantasme comme moteur de la pensée. Au lieu des structures faciles, des signes arbitraires et des constructions imposées.

-X- Lors de sa leçon inaugurale au collège de France au mois de janvier 1977, Roland Barthes précisait ce sens particulier qu’il donnait à sa propre idée du voyage en des termes qui firent alors loi pour une littérature nouvelle et désaliénée : « J’aimerais que la parole et l’écoute qui se tresseront ici soient semblables aux allées et venues d’un enfant qui joue autour de sa mère, qui s’en éloigne, puis retourne vers elle pour lui rapporter un caillou, un brin de laine, dessinant de la sorte autour d’un centre paisible tout une aire de jeu, à l’intérieur de laquelle le caillou, la laine importent finalement moins que le don plein de zèles qui en est fait. »

Sans aucune transition, Marie tenta de recomposer la profondeur du cadre en s’imaginant l’alignement d’Hibiscus et de Frangipaniers à la place d’un parc crasseux dans la lumière humide du canal de la seine. Une robe rose... sur fond de Vietnam à feu et à sang. Son amant qui l’ajuste, Antoine, son grand amour d’Antoine et son Leica braqué sur sa ligne de cœur déchiquetée.

Ce soir-là. Ce soir du mois d’octobre 1970 où elle avait trouvé cette lettre déposée sous le comptoir à l’endroit habituel. La toute première depuis le début de l’été. Soit trois mois après le retour d’Antoine du Vietnam... et sans qu’elle n’en ait jamais rien su.



Mexico, Leesbury, Bucarest, Leningrad, Telavi, Tallin, Santiago, Phnom-Penh, Yinchuan, Palerme, Londres, Derry, Belfast Delhi, Rangpur, Dacca, Florence, Vérone...




(À SUIVRE)